Les racines de la
censure
L’interruption
brutale de la pièce "AïA", donnée par le théâtre Talipot et des
acteurs sud-africains, ordonnée par Ibrahim Patel, Président de la CCIR et
"autorité organisatrice de la représentation", a déclenché une vive
émotion, qui excède les cercles culturels et artistiques. Les motivations de
cette intervention demeurent peu claires. Selon certaines sources, M. Patel
aurait été choqué de voir sur scène un acteur faire mine de se dénuder. Selon
le directeur de Talipot, M. Philippe Pelen-Baldini, le président de la Chambre
de commerce n’aurait guère goûté la référence à l’origine africaine de la race
humaine. Un thème qui, toujours selon M. Pelen, "dérange certains schémas
de construction".
Au-delà de
la recherche des causes et des réactions "à chaud", cet incident
appelle plusieurs commentaires. Il pose, avant toute chose, la question de la
liberté des arts et des artistes. A ce sujet, il n’est pas inutile de rappeler,
dans une époque qui tend à sacraliser l’esprit de propriété et l’exercice des
prérogatives qui vont avec, que l’art, et singulièrement l’art du théâtre, ne
peut s’accommoder du bon vouloir des mécènes. C’est-à-dire, en d’autres termes,
que celui qui finance, facilite ou commande une œuvre ou sa représentation,
doit pouvoir admettre que celle-ci ne soit pas à sa gloire, qu’elle égratigne
sa sensibilité, voire qu’elle la contredise… La liberté artistique n’existe qu’à
cette condition. Malheureusement, la réaction de M. Patel est loin de
constituer un comportement isolé : elle s’inscrit dans un contexte de pression
économique de plus en plus pressante sur l’exercice de la liberté d’expression
en général.
Ainsi, dans
un édito passé presque inaperçu, le rédacteur en chef de "Visu"
dénonçait la politique de la Région Réunion, qui vise à asphyxier son média,
coupable selon lui, de ne pas servir la soupe à l’UMP. "Témoignages"
avait connu un sort identique en 2010, la nouvelle direction de la pyramide
inversée privant le journal d’opposition de toute ressource publicitaire. Une
mesure en contradiction avec la pratique pluraliste des mandatures précédentes,
qui faisait bénéficier l’ensemble de la presse écrite de sa communication
institutionnelle.
Ajoutons à
cela qu'alors que de plus en plus d'acteurs économiques et politiques ne
cessent d'appeler les décideurs à ouvrir l'île sur le nouveau monde et les pays
émergents, dont l'Afrique du Sud, membre du G20 situé à 3h30 d'avion de nos
côtes, ce comportement révèle la difficulté pour certaines de nos structures
mentales, d'envisager l'ouverture aux cultures non-occidentales, non
européennes, non françaises.
Une chape de
silence s’abat donc, le plus discrètement du monde, sur l’expression des
divergences et des différences dans notre pays, ainsi que sur son désir de
connaissance des autres mondes. Pour étouffer, les institutions n’ont plus à
agir, et encore moins à réprimer : il leur suffit de s’abstenir, de décommander
ou d’interrompre ce qui leur déplaît. Et un examen, même superficiel, fait
apparaître les fondements idéologiques de ce mécénat à géométrie variable.
Car enfin,
on n’a jamais vu un individu influent ou une collectivité interdire l’un des
innombrables spectacles colonialistes ou paternalistes tendance
"doudou" qui s'éternisent sur les affiches et les scènes de notre
île. Au contraire : l’une des principales promotrices du genre a été récemment
bombardée députée, puis sénatrice. Peu de bonnes âmes s’émeuvent de la multiplication
des divertissements sexistes, fondés sur le dénudement de la femme réunionnaise
et la dégradation de son image. Mais le dévoilement de cette part mal dite de
l’identité réunionnaise, l’évocation, verbale et physique de l’Afrique, aura
semble-t-il suffi, en quelques minutes, à enclencher les réflexes de la censure
contemporaine. Cet épisode révélateur, qui s’ajoute aux scandales de la
stigmatisation des kafs par un rapport de l’IRT, à l’attaque scatologique
contre le créole "KK" par l’UMP, témoigne d’une véritable offensive
des forces du passé dans le domaine culturel, appuyée par une restriction de la
liberté d’expression. Plus que jamais apparaît la nécessité de donner un coup
d’arrêt à cette politique de mépris colonial, inspirée depuis 2007 par un
pouvoir réactionnaire et passéiste.
Jeunes
communistes réunionnais (JCR)
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